Journal d’une course effrénée au Maroc
01 juillet 2024
Un récit de Fabien, Abicyclette Voyages
Fin octobre 2023, j’ai eu la chance de participer à la finale du BikingMan, le championnat du monde d’Ultracyclisme. Cette dernière manche de l’année 2023 se tenait au Maroc, au départ de Marrakech.
Cette épreuve en quelques chiffres c’est : 1020 kilomètres, 16 429 mètres de dénivelé positif, 49 heures et 14 minutes à pédaler sur un temps total de course de 85 heures et 44 minutes. C’est aussi 14 heures de sommeil en 3 nuits, 23 657 Kcal dépensés, et plus de 25 litres d’eau bus en 4 jours.
Je ne connaissais pas ce pays, je ne l’avais aperçu qu’une seule fois dans ma vie depuis le rocher de Gibraltar. J’avais aussi en tête quelques images et souvenirs d’enfance des mois de janvier devant le Paris Dakar ou les pilotes filaient sur les pistes caillouteuses ou sablonneuses. Une autre époque…
L’arrivée à Marrakech, quelques jours avant le départ, offrait le contraste saisissant d’une grande métropole à la fois inhospitalière de par ses pollutions, et très accueillante de par la gentillesse de nos hôtes. Les premiers tours de pédales, pour se mettre en jambe et s’assurer que le vélo ait bien supporté le vol, ont permis de s’extraire de la frénésie Marrakchie. Avec mon compagnon d’aventure, Nicolas, on roule sur une terre de couleur ocre enthousiasmante. Nous observons avec envie et inquiétude les montagnes qui ceinturent l’horizon du plateau de Marrakech. Les pistes caillouteuses nous retournent les premières poussières rouges qui viennent colorer nos gravels. Les émotions nous submergent. Nous attendions et préparions ce moment, ces sensations, la découverte de ces chemins et paysages depuis plusieurs mois et nous étions heureux de ce que nous découvrions.
JOUR 1 – Épopée nocturne au cœur du Haut Atlas
5H, lundi 30 octobre 2023, départ pour les 94 participants de la course. Aux côtés des favoris, Laurianne Plaçais et Maxime Prieur, nous nous élançons de nuit sur ce parcours qui nous a été dévoilé seulement la veille à 15h. Un parcours et des données tenues secrètes jusqu’à la veille du départ font partie des règles de cette finale du BikingMan.
Après 4H d’effort modéré, nous franchissons le premier grand col dans le Haut Atlas Marocain, à plus de 2250m. Les conditions étaient bonnes, les jambes aussi et c’était la plus grosse difficulté de la journée. Enfin, c’est ce que nous pensions, arrivés en haut. Après un déjeuner sur le pouce, un excellent tajine de poulet traditionnel, nous descendons plein sud. Quittant la route de Ouarzazate, nous attaquons une grande route digne de la 66 américaine. Au milieu d’un désert de cailloux, rien n’arrête le vent quand il a décidé de souffler. Alors pendant près de 90 km, nous l’affrontons, sans répit pour atteindre le premier checkpoint (CP1), passage obligatoire pour faire tamponner son brevet. Après 12h et 239 km de course, notre stratégie était de manger et de dormir pour repartir au petit matin plutôt frais et pour profiter le plus possible des paysages à la lumière du jour. Jour qui se lève vers 7h30 et se couche vers 19h30 à cette période de l’année.
JOUR 2 – Une journée épique dans le désert Marocain
3H30, le réveil sonne en ce dernier jour du mois d’octobre. Il ne nous faut qu’une poignée de minutes pour remettre cuissard, sous maillot technique, maillot, veste sans manche coupe vent, manchettes, chaussettes, et de visser le casque sur la tête. Pas plus pour refermer notre paquetage : une sacoche de cintre et une de cadre d’une capacité de 4 litres environ chacune, une sacoche de selle d’une quinzaine de litres. En pleine nuit, nous sortons les 2 gravels de la chambre. L’accueil café restaurant de l’hôtel est encore animé, essentiellement par des cyclistes. Se croisent alors, ceux qui semblent épuisés, qui viennent tout juste d’arriver, et ceux qui ont récupéré après quelques heures de sommeil – ou au moins de repos.
Nico a les cernes de quelqu’un qui a peu dormi, mais il se sent reposé de cette petite nuit. Alors on déconne, comme à notre habitude. On s’amuse de l’expérience que nous sommes en train de vivre, de l’aventure dans laquelle nous sommes venus nous mettre. C’est un peu nerveux mais ça fait drôlement du bien. Avec les Race Angels, nom donné aux bénévoles de l’organisation qui nous accompagnent sur cette course et aux checkpoints, nous faisons un point sur la course : il reste encore quelques concurrents toujours en route pour rallier le CP1. Tandis que Maxime Prieur, 1er, et Laurianne Plaçais, 2e, sont déjà repartis du CP2. Ils ont franchi le 500e kilomètre… En résumé, après 23H de course, entre le premier et le dernier, il y a plus de 300 km d’écart. C’est vertigineux.
4h15 du matin. On prend le départ de cette deuxième journée. 11H de repos tout compris, c’est un luxe très confortable, sans doute trop pour ce type d’épreuve mais il y a 3 idées derrière ce choix stratégique :
- Premièrement, rouler de jour le plus possible pour profiter pleinement des paysages grandioses qui nous ont été annoncés et notamment des premières grandes pistes désertiques.
- Deuxièmement, être en forme pour apprécier les kilomètres, les bonnes sensations de les voir défiler rapidement et de se faire plaisir techniquement.
- Et enfin peut-être, dans la découverte de ce type de course, rattraper tous ceux qui auraient fait le choix de ne pas dormir et qui n’auraient plus le même coup de pédale.
Avec des lumières d’une puissance de 800 à 1500 lumens sur le vélo, et de 300 à 900 lumens sur le casque, la visibilité est suffisante pour piloter à vive allure dans les descentes sinueuses et les pistes caillouteuses. C’est important pour ces 3 premières heures passées à la nuit noire. L’avantage de l’obscurité, c’est que les sensations de vitesses sont décuplées, tout semblant arriver plus vite. Quand la piste devient plus roulante, on s’offre un coup d’œil sur un ciel étoilé exceptionnel, loin de la pollution lumineuse à laquelle nous sommes habitués autour de nos grandes métropoles.
Le jour se lève. Le ciel est teinté de rose, d’orange, de jaune, d’or. Une palette que je n’avais encore jamais vue. Autour de nous, un paysage vallonné, désertique, de roche et de cailloux. Au milieu, sous nos roues, une piste unique, photogénique, qui traverse cet espace grandiose. Et ici tout prend sens. Sans l’avoir visualisé, je sais à cet instant que c’est pour cette piste que je suis venu, que c’est pour me retrouver ici avec mon vélo que j’ai pris le départ de cette aventure. La dopamine m’inonde, je suis envahi d’un profond sentiment de joie. Nico arrive et je cherche à lui partager le plaisir que je prends ici, le bonheur qui m’envahit dans ce moment de plénitude. Le sourire accroché aux oreilles. Lui aussi est heureux de découvrir ces grands espaces, lui qui est déjà tombé amoureux du Maroc quelques années auparavant. Mais Nico est déjà en gestion, l’état de forme n’est pas le même, les dernières semaines ne lui ont pas permis de s’entraîner autant qu’il l’aurait souhaité. Son visage affiche déjà quelques traits tirés, sa joie de vivre habituelle semble lointaine.
Cette piste incroyable nous porte pendant 70 km. Elle est à la fois longue, nous ne sommes pas habitués à parcourir une telle distance sans un carrefour routier, sans un village, sans une station, sans un commerce, sans même une seule maison… et courte, on voudrait que ça dure toujours. Alors on capture les instants, les formes qui se dessinent sur l’horizon et le ciel qui joue sa palette de couleurs du rose à l’azur. Et puis d’un coup, sans l’avoir vu venir, bien que redouté, une large et belle route nous coupe dans notre élan tout terrain.
Fin de la récréation. Il faut remonter sur le goudron et reprendre la route. Heureusement elle nous offre rapidement un lieu d’accueil pour refaire le plein. Café et petit-déjeuner, le 2ème de la journée alors qu’il n’est que 9H du matin. Nous avons déjà une centaine de kilomètres au compteur et la journée encore devant nous. Nous remplissons les bidons déjà bien entamés d’eau minérale, que je complète avec des électrolytes et des sucres. D’autres concurrents sont arrêtés avec nous. Nous échangeons quelques nouvelles de la course, de nos impressions, de nos projets pour la journée. Nous faisons avec eux un point sur les classements. Pour nous à ce moment-là, après 340 km, nous sommes en tête du classement duo. Avec une quarantaine de kilomètres d’avance sur le 2ème couple. Cette nouvelle situation de course nous donne un supplément de motivation pour avancer et prendre le large de nos concurrents les plus directs. Nous reprenons la route, rechargé à bloc. Le parcours nous offre aussitôt un petit col routier à escalader. Au sommet, nous surplombons un canyon très impressionnant. La roche est finement ciselée décrivant des lignes dentelées qui courent sur toute la montagne. La terre propose ici une géologie poétique, brute et indomptable.
Nous nous élançons dans une descente rapide jusqu’à Agdz. Les nombreux lacets que propose ce versant nous offrent un bon moment de pilotage. Encouragés par l’adrénaline que procure notre vitesse, nous cherchons à épouser chaque virage avec le plus de fluidité possible, dépassant les 4×4 touristiques et les bus locaux moins efficaces sur ces routes escarpées que nos belles bicyclettes. Agdz est vite traversée. La ville est un bon point de ravitaillement mais n’a pas beaucoup d’autres intérêts. À la sortie, on longe une très belle palmeraie qui m’invite encore à sortir l’appareil pour quelques clichés. J’en profite pour photographier Nico dans ce paysage d’oasis marocain. Le cuissard Rapha Brevet, que je porte, est équipé d’une poche latérale qui me permet d’avoir le téléphone à portée de main et de dégainer très vite quand le paysage ou la situation me semble particulièrement photogénique. Ce cuissard, dit cargo, est une petite révolution de ces dernières années. Pensé et conçu pour le bikepacking, le cuissard offre une ou deux poches sur les cuisses qui complètent bien celles des maillots cyclistes qui, dans le dos, sont plus sensibles à la transpiration et un petit peu moins rapide d’accès.
C’est dans cette vallée que l’itinéraire choisi par l’organisation nous amène à quitter la route pour une piste sablonneuse. Cette fois, le soleil s’approchant du zénith, une lumière claire et intense inonde le paysage. Les premières chaleurs se font ressentir. Pas d’arbre, pas d’ombre. Ici c’est le désert. Nous traversons quelques lits asséchés de larges et peu profonds cours d’eau qui demandent un peu d’habileté technique. On passe de nombreuses intersections avec des sentes qui mènent parfois distinctement à des villages, parfois vers des destinations difficiles à percevoir. Le GPS nous oriente, quand il y a un doute, les traces de pneus laissées sur le chemin par la trentaine de concurrents déjà passée, nous évitent de nous arrêter. La quantité de sable par endroit rend difficile la progression et rappelle de loin les obstacles de nos parcours de cyclo-cross hivernaux. Quelques passages donnent lieu à des poussées énergiques sur les pédales pour éviter d’avoir à descendre de vélo. Un excellent entraînement en somme pour la prochaine saison de cyclo-cross ! Je m’amuse de cette piste ludique qui semble de nouveau infinie. Rouler, piloter dans ce paysage unique est un vrai moment de joie. J’apprécie la chance de rouler ici, j’apprécie la valeur de ces kilomètres de piste.
De retour sur la route, nos bidons sont vides. Nos GPS TwoNav Cross+ nous indiquent à gauche la suite de l’itinéraire par une grande voie qui semble s’élancer pour quelques dizaines de kilomètres avant la prochaine ville. À droite, un quartier d’habitation nous fait penser qu’on pourrait y trouver de l’eau avant de s’engager sur la suite de notre parcours. Ce petit détour nous récompense rapidement. Une épicerie typique des villes et villages marocains, le plus souvent ouverte en continue, nous permet de ravitailler nos encas et autres sucreries. En ultracyclisme, on brûle 6000 kcal par jour. Pour compenser, il faut manger. Il faut manger tout le temps, au moins toutes les 20 minutes et consommer plusieurs dizaines de grammes de glucides toutes les heures. Alors, on ne fait pas les difficiles. On mange ce que l’on trouve.
Pendant que nous remplissons nos bidons, un groupe d’enfants s’attroupe autour de nous. Curieux, joyeux avec l’envie d’échanger quelques mots de français ou d’anglais avec ces 2 types étranges, sortis de nulle part, en tenues moulantes, casque sur la tête… Il y en a souvent un ou deux pour réclamer de l’argent mais en ignorant poliment la question, on arrive à avoir un échange sympathique, qui participe de cette rencontre avec un pays.
Alors que l’on reprend notre route, Nicolas me précise qu’il ne serait pas contre un restaurant d’ici une heure pour faire le plein d’un bon plat chaud et salé pour se revigorer complètement. Sur une grande route comme celle sur laquelle on se trouve actuellement, on se dit qu’il va bien y avoir une station service avec la possibilité de se restaurer. Google Maps me le confirme d’ailleurs, dans une quinzaine de kilomètres. Voilà mon Nicolas rassuré.
Cette route est psychologiquement difficile. Longue, droite, monotone, aux abords plutôt désertiques, au revêtement rugueux qui ne rend rien. Le vent s’est levé, il nous faisait face sur cette voie toute droite, sans abris, avec un profil de faux plat qui oblige à réduire la vitesse pour préserver ses forces. Alors même que nous aurions voulu accélérer pour se débarrasser de l’un des segments les moins intéressants. Pour la première fois aussi, des enfants sur le bord de la route, qui avaient déjà vu passer une grosse trentaine de concurrents, nous interpellent, le plus souvent pour nous saluer, nous encourager. Les enfants tendent leur main afin que l’on puisse se faire une tape amicale. Alors nous aussi on se prête au jeu et on tend notre main, tantôt à droite, tantôt à gauche. Cette énergie à travers leur sourire, leurs cris d’encouragement, cette tape amicale, recharge les batteries mentales de nos esprits fatigués par l’effort continu et les nuits écourtées.
Il a bien fallu parcourir près de 50 kilomètres pour finalement arriver à une ville, se protéger du vent et pouvoir trouver un lieu de repos. Dès l’entrée de la ville, une station service offrait un restaurant ou un autre concurrent s’était déjà attablé, ainsi qu’un groupe de motards allemands. Nous décidons de le rejoindre. Surprise, c’était Stéphane avec qui nous avions déjà déjeuné la veille, autour de ce fabuleux tajine de poulet aux olives et au citron. Heureuse coïncidence. Nous reprenons nos échanges en débattant sur les centaines de kilomètres qui nous séparent de ce précédent repas : ces kilomètres de pistes incroyables, cette dernière route interminable et usante… Le déjeuner est l’occasion de voir d’autres concurrents nous rejoindre à table. On sympathise, on rigole, on tente de s’encourager et de se rassurer aussi. C’est sans doute ça aussi la belle camaraderie de la famille BikingMan, et de l’ultracyclisme plus généralement.
Repus, nous reprenons la route et à peine sortie de la ville, une petite tempête de sable nous fouette le visage et les cuisses. Les rafales sont violentes, nous maintenons fermement nos guidons pour ne pas tomber ou se retrouver sur les bas-côtés. C’est comme un grand nuage de poussières jaune, ocre, marron, assez profond, aux contours incertains mais très localisé. La route tourne et la tempête faiblit. Nous prenons de dos ses derniers souffles qui nous conduisent à l’une des dernières ascensions de la journée.
Le CP2 est au sommet du Col de Tizi n’Tazazert. La route du col, c’est 25 km d’ascension. La route est belle, le revêtement récent. Le Maroc poursuit l’aménagement de son réseau routier. Chaque année, de nouvelles voies, de nouveaux cols, d’anciennes pistes sont l’objet d’un goudronnement pour favoriser et développer les activités et les échanges entre les villes et différentes régions du pays. C’est ici, dans cette ascension, que Nicolas mit ses dernières forces. À son rythme, avec quelques pauses, le sommet s’approchait mais il sentait que les jambes et la tête et finalement le corps tout entier était en train de lâcher. Je le sentais aussi alors pour le garder avec moi, j’ai commencé à l’encourager. J’ai commencé à reprendre les mots de Marc Madiot, directeur de l’équipe Groupama FDJ, sur le Tour de France en 2019, s’adressant à Thibaut Pinot, mots devenus célèbres auprès des amateurs de cyclisme et qui, je le savais, parlerait à Nico. “ T’es grand aujourd’hui, t’es grand, t’es très grand, aller mon grand, ouais mec, ouais, ouais, tu vas l’faire, tu vas le faire ” Ça nous a fait rire mais aussi passer ces derniers hectomètres pour qu’ils nous semblent moins interminables.
J’ai profité que Nico se restaure et repose quelques minutes au CP2 pour réserver un hôtel à la prochaine ville, Boumalne Dadès, tout en bas du col, de l’autre côté de la montagne, à l’entrée des gorges de Dadès. 45 km de descente, un joyeux programme ! C’était plutôt rassurant pour conclure cette journée avec les forces restantes de Nicolas. Au bout, nous attendait de vrais lits dans un hôtel / restaurant plutôt bien côté de la ville. De quoi s’assurer un repos réparateur.
Après s’être installé, douché, on rejoignit le restaurant. Il suffisait de suivre la musique. Un accompagnement musical, d’un groupe folklorique, donnait une ambiance festive au repas. Le couscous maison était généreux, parfait pour notre condition. Tandis que je mangeais copieusement, Nico avait de la peine à avaler quelques fourchettes de semoule. Il avait l’appétit coupé, il avait l’estomac fermé d’un corps qui avait fait trop d’effort. Il ne demandait plus que du repos, un repos total. C’est le ventre à moitié vide qu’il a rejoint son lit. Je n’étais pas rassuré par son état pour préparer cette 3ème journée. J’éteignis les lumières un peu avant 23h alors que Nico dormait déjà. Le réveil était programmé à 3h30.
JOUR 3 – L’ascension des reliefs marocains, entre imprévus et détermination
La nuit était claire et fraîche. On quitte la ville endormie pour s’enfoncer dans les gorges de Dadès. La lune nous éclaire les lignes du paysage, nos lumières les lignes de la route. C’est sans doute la plus belle partie de l’itinéraire que nous n’ayons pas pu voir. Avec l’obscurité, impossible de profiter des beautés de cette vallée touristique. Ça fait aussi partie du jeu. 5H sonnent dans les villages. Les mosquées font le premier appel à la prière. À travers les hauts parleurs positionnés au sommet du minaret, des voix déchirent la nuit. Certaines sont glaçantes.
Depuis le départ, nous évoluons à faible allure. Malgré un profil relativement plat, nous remontons la vallée et Nico veut préserver ses dernières forces. La journée s’annonce longue, plus de 280km et de 5000m de dénivelé positif. Même aux coureurs du Tour, on ne donne plus pareille étape ! Alors que la route s’élève encore, chacun tente de prendre son rythme. Petit à petit, nous nous éloignons l’un de l’autre. Alors que le jour se lève et que la lumière pénètre au fond des gorges, je ne le sais pas encore mais plusieurs kilomètres nous séparent.
Je ralentis l’allure de moitié pendant quelques kilomètres me disant qu’il va rapidement revenir sur moi. Mais après une dizaine de minutes : toujours personne. Je décide de m’arrêter sur le bord de la route pour l’attendre. Je laisse s’écouler 5 minutes : toujours rien. Je commence à m’inquiéter. Heureusement, malgré cette situation géographique (2 falaises hautes de plusieurs centaines de mètres me dominent) le réseau téléphonique est excellent, comme partout au Maroc. Nico décroche très vite. Il est à quelques centaines de mètres, arrêté également. Il a vomi. Plus rien ne passe. Il me rejoint quelques minutes plus tard. On décide de poursuivre en réduisant l’allure encore. L’objectif est désormais de tenter de finir, d’ajouter une journée s’il le faut, de trouver le bon rythme pour avancer. La seule condition est d’être en capacité de s’alimenter et d’avancer.
La route s’élève à nouveau. Et après la 2ème épingle, Nicolas met pied à terre. Il n’a plus de force, plus de jambes. Il a mal à la tête et n’arrive plus à s’alimenter. Quelle est l’issue ? On échange sur les options. On tranche rapidement. Nicolas ne se sent pas capable de reprendre la route et de terminer. De mon côté, j’ai l’impression de littéralement voler depuis 2 jours. Le rythme lent m’a économisé autant physiquement que mentalement. Et comme un sprinter en fin d’étape, je bouillonne maintenant de produire mon effort. Nicolas veut trouver un chauffeur et rentrer à Marrakech. Je veux finir. Finir seul mais finir pour 2. Finir hors classement mais franchir la ligne d’arrivée à vélo.
C’est donc au kilomètre 560 que nous avons décidé de nous séparer. Nicolas a rebroussé chemin et trouvé refuge un peu plus bas dans la vallée dans une chambre d’hôtes où il a pu se reposer, manger (enfin), avant de monter dans un taxi. Il lui faudra ensuite quelques jours pour se requinquer complètement. Triste mais déterminé, je remonte en selle avec l’idée de rallier l’arrivée dans le plan initial, avant la nuit du 4ème jour. J’ai accumulé un peu de retard mais je me sens la force pour parcourir dans ce délai les 460 km restants.
Je me reconcentre rapidement car le prochain défi est le plus haut col du parcours, à 2900m d’altitude. Et cette fois ce n’est pas une belle route qui m’attend mais une piste montagneuse. Je m’approche du pied du col, mon excitation s’élève déjà. Je m’enfonce de plus en plus loin dans la vallée, m’éloignant des derniers villages et des habitations. Face à l’obstacle, on se sent tout petit. Le sommet est à plus de 800m au-dessus de moi. J’ai 17 km d’ascension finale pour conclure les 100 km de montée totale depuis le bas de la vallée. La piste est irrégulière, parfois dense et roulante, parfois un peu meuble, caillouteuse et creusée. Alors que je m’extasie dans cet effort au milieu d’un paysage géologique grandiose, je me retrouve nez à nez avec un camion, un poids-lourd, qui descend cette piste sur les freins. Je comprends que l’exercice est ici plus périlleux pour eux que pour moi. Sacré sport que d’être chauffeur dans cet environnement !
Les jambes sont bonnes et le sommet s’approche rapidement. 4 motards européens me dépassent prudemment quelques kilomètres avant le col. Cette piste, la montée du Fassi, fait décidément partie de l’aventure marocaine. À 2900m, on domine une bonne partie des plateaux environnants. La vue est belle, grandiose. Je ne crois pas avoir déjà été plus haut en altitude à la force de mes mollets. Alors forcément, je profite du lieu quelques instants.
La dernière grande ascension passe par le village berbère de Tasraft Naite Abdi. Arrivé au centre du village, une foule d’habitants se dresse devant moi. Ils marchent dans la même direction que moi, en chantant, en frappant sur quelques instruments locaux. Ca semble fêter un événement que je ne devine pas. Je tente, lentement et respectueusement de me frayer un passage au milieu de la grand rue, seule issue pour rallier le sommet. L’un des hommes de la procession m’apercevant, fend la foule en 2. En quelques secondes, il m’ouvre un boulevard pour traverser la procession. Tout sourire, je lui adresse mes remerciements et salutations qu’il me retourne. Sans s’arrêter de chanter et de danser, les gens me regardent amusés. Ils semblent m’encourager dans l’ascension de cette rue en terre battue, qui avec de la roche saillante ici et là, est très irrégulière. La rue se referme derrière moi alors que je m’éloigne de ce groupe que rien ne semble pouvoir perturber dans cette festivité.
Plus haut, une famille termine ses travaux au champs et grimpe sur le tracteur qui va ramener tout le monde au village. Le plus jeune, âgé d’environ 8 ans, tient à me donner une pomme, fruit de leur récolte du jour. Je ne peux pas refuser. “ Choukrane. Merci beaucoup ”. Je me sens très honoré et reconnaissant. L’accueil ici, par les berbères au milieu des montagnes, loin de l’agitation touristique de Marrakech est très réconfortant. Cette attention bienveillante me donne un regain d’énergie pour rallier le sommet. 19H, le soleil se couche lorsque j’arrive en haut. Ce col m’offre un panorama somptueux. Le ciel propose une nouvelle palette de couleurs incroyables. Il me reste un col pour rallier le CP3, mais 55 km des 75 km restants sont à profil descendant. Cette partie-là semble gagnée. J’arrive à 22H devant la table des Race Angels, tout sourire, galvanisé par les sensations de vitesse qui sont décuplées de nuit. Ils semblent presque surpris de ce sourire, plus habitué à voir des visages fatigués, des corps lassés, des esprits en manque de lucidité. Dans cet hôtel qui sert de Checkpoint, l’ambiance est particulière. Un groupe en costards et robes de soirée fait la fête avec une musique qui résonne dans tout l’établissement. À côté, nous sommes une dizaine de cyclistes en manque de sommeil, sales et affamés. On discute stratégie de fin de course et péripéties de la journée autour d’un tajine aux boulettes de viande et d’une omelette. À minuit, je tente de trouver le sommeil alors que la soirée continue dans une ambiance bruyante et festive. Je décide de ne pas mettre de réveil et d’aviser au petit matin. Il reste 236 km à parcourir, beaucoup plus plat que les 2 derniers jours. Je suis serein sur le fait de terminer au cours de cette 4e journée. Si je ne rencontre pas de problèmes mécaniques importants, je ne vois pas ce qui pourrait m’empêcher désormais de franchir la ligne d’arrivée ce jeudi 2 octobre 2023.
JOUR 4 – Des défis extrêmes à la victoire personnelle
6H30, réveil naturel. C’est mon heure, chaque matin toute l’année. Près de 6H de sommeil, le grand luxe ! Il est temps de s’activer. Je plie mes affaires, sors le vélo de ma chambre et commande un petit-déjeuner. Je tombe sur un concurrent qui a dormi au début de la nuit, qui est reparti vers 1H du matin et qui est arrivé au CP3 pour manger et faire une pause. Comme souvent au Maroc, il ne faut pas être trop impatient au moment des repas. Le petit déjeuner est souvent long à préparer. C’est un sujet qui revient évidemment régulièrement entre concurrents pressés. Mais il vaut mieux mettre son énergie ailleurs, on n’obtient rien à préciser qu’on est pressé. Cette notion n’a pas de prise ici. C’est sans doute mieux ainsi. C’est une belle leçon de vie.
J’arrive à monter en selle un peu avant 8H. Pas de doute, tous mes camarades qui ont passé la nuit au CP3 sont partis il y a déjà plusieurs heures. Il n’en faut pas plus pour me motiver. J’aime les courses de remontée. Si je veux terminer dans le TOP25, il me faut remonter tous ces compagnons de voyage, croisés et recroisés au fil des jours. J’en compte au moins 8, ce que me confirme le tracker de l’organisation qui nous permet de voir notre position et classement en temps réel. Je sais qu’au final, je ne serai pas classé, mon binôme ayant abandonné. Mais ça m’intéresse à titre individuel de me positionner dans ce classement pour me donner une référence pour les années à venir. Plutôt frais avec mes 6h de sommeil, je retrouve de bonnes jambes et sensations dès les premiers kilomètres. Ces derniers défilent vite et je reviens rapidement sur des concurrents partis 1 à 4 heures avant moi qui terminent plus difficilement ce BikingMan. C’est souvent dans cette dernière étape que les articulations sont le plus sensibles. Il n’est pas rare de voir des cyclistes souffrir de tendinites ou de bursites à un genou ou à une cheville. Je me lâche dans les derniers passages gravels en appuyant fort sur les pédales, comme s’il s’agissait de secteurs pavés qu’il fallait avaler à toute vitesse. Les sensations offertes sont trop bonnes et renforcent la motivation.
Mélissa, ma compagne, est arrivée à Marrakech ce matin-là. Elle veut être là, pour m’accueillir à l’arrivée. Je reçois les premières photos avec Nico et sa compagne, Leslie, qu’elle a déjà retrouvés. Motivation supplémentaire à rouler vite s’il en fallait.
Ce midi, j’ai décidé de manger sur le vélo, je ne m’arrête pas pour déjeuner. À la sortie de la petite ville de Tanant, une façade récente, d’une propreté détonante avec le reste des constructions mitoyennes attire mon attention. Une belle vitrine claire, encadrement blanc. La porte est ouverte et laisse apparaître une pyramide de croissants et de pains au chocolat, à l’apparence de pure tradition française, d’une belle couleur dorée, d’un beau volume et d’une belle tenue. Est-ce bien réel ? En pleine descente, je freine d’un coup brusque, fait demi-tour et viens poser mon vélo sur cette belle vitrine. En entrant à l’intérieur, je jubile, ce n’était pas un mirage, pas une hallucination. La pyramide de croissants est devant moi. Ils sont si beaux, je n’en reviens pas. J’emporte ce goûter improvisé, un croissant et un pain au chocolat, accompagnés de quelques cookies maisons tout aussi réussis. Ça va me changer des biscuits industriels avalés ces derniers jours.
Je remonte sur ma selle et profite d’une route sans difficulté pour déguster mon croissant. Sans doute l’un des meilleurs que j’ai mangés ces dernières années. J’aimerais en savoir plus sur l’histoire de cette adresse et de ses propriétaires qui semble tellement improbable en ce lieu. Je n’ai pas vu pareil commerce de tout le reste du parcours… Quelques dizaines de kilomètres plus loin, dans la traversée de Demnate, le marché et ses commerçants sont installés. Un vieux monsieur suspend à son stand quelques régimes de bananes. Il parle ni français ni anglais mais pour vendre 2 bananes à un extraterrestre, à quoi bon ? Il me reste à ce moment-là 110 km de course. Mis à part le ravitaillement en eau, ça sera mon dernier achat sur cette course. Les encas restants des premiers jours termineront de m’apporter les glucides nécessaires pour rallier la ligne d’arrivée.
J’ai rattrapé l’ensemble des concurrents arrivés après moi et repartis avant moi du CP3. Je suis à la 27ème position et les 2 concurrents les plus proches sont à une vingtaine de kilomètres devant moi. C’est beaucoup mais en fonction de leur état et de leur stratégie, ça reste possible. Ça représente une différence de 4 km/h pour les reprendre dans le temps de course restant que j’estime (5 heures). Je tente le coup. J’accélère tout en restant dans ma zone d’endurance. Je limite les pauses le plus possible. De toute façon le soleil a décidé de se cacher, le temps est passé au gris, ce qui donne un peu moins envie de sortir l’appareil photo. Les paysages sont aussi moins grandioses dans cette partie finale. Alors je roule, je relance dans chaque côte, après chaque virage, après chaque village. Je me fais plaisir dans les descentes, et malgré le vent plutôt défavorable, je cherche à garder de la vitesse et de l’efficacité au pédalage. La tête est concentrée, le mode course est activé, le but est désormais de terminer le plus rapidement possible. À une cinquantaine de kilomètres de l’arrivée, je rattrape et dépasse le 26ème, son visage est marqué, un peu fermé. Je ne prends pas le temps de discuter, je veux poursuivre le plus vite possible pour tenter de rattraper le 25ème qui semble garder une bonne cadence. J’accélère encore alors que je boucle le circuit et attaque les derniers 40 km qui reprennent en sens inverse l’approche de la première étape. C’est une grande route, très large. Si nous y étions tranquilles entre 5 et 7 heures du matin le premier jour, je suis ici à 17h30 dans la circulation, pas très rassuré au milieu des camions et des 4×4 qui roulent à vive allure. Alors j’accélère encore dans ce faux plat descendant qui conduit à l’arrivée pour réduire ce moment moins agréable dans la pollution et l’agitation des abords de Marrakech.
Un dernier coup d’œil au tracker, rien à faire, je ne pourrais plus revenir sur le coureur qui me précède. Mais je veux au moins bien terminer, en ayant l’impression d’avoir livré mes dernières forces dans cette aventure. À 10 km de l’arrivée, le parcours quitte enfin la voie express, le vent se fait moins défavorable et cette petite route que j’emprunte à présent tourne entre les lieux dits sans offrir d’horizon. On dirait une route de classique bretonne ou belge. Ces routes étroites où les paysages défilent beaucoup plus vite. Je suis à fond, 30 à 38 km/h au compteur (32 km/h de moyenne sur ces 10 derniers kilomètres). J’ai souvent pris l’habitude de ralentir pour savourer les 10 derniers kilomètres de mes grandes échappées. Ici, je les ai appréciés d’une autre manière. Voir les derniers kilomètres défiler rapidement, c’est aussi grisant.
Enfin l’hôtel, son parc et son mur d’enceinte en vue. L’émotion est intense. Je passe sous le porche, la cloche retentit pour annoncer mon arrivée. J’aperçois la ligne d’arrivée tout au bout de l’allée. Mélissa, Nico et Leslie sont là, j’accélère encore dans les graviers, un dernier coup de pédale jusqu’à la ligne. Au bout de mon freinage, le vélo encore entre les jambes, je tombe dans les bras de Mélissa, puis de Nicolas.
J’ai franchi la ligne en 85h44min53s à la 26ème place. Je n’ai pas gagné mais cette arrivée a le parfum d’une victoire. Je n’avais rien à gagner et pourtant cette course m’a beaucoup offert. Cette aventure fut la plus belle à ce jour pour moi sur un vélo. Pouvoir savourer avec mes proches cet instant fut un moment que jamais je n’oublierai.